✒️ À l’origine de la diversité des souris de laboratoire

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L’utilisation d’animaux par des hommes et des femmes de science est d’actualité depuis l’Antiquité. Pourtant, entre les espèces d’antan et celles occupant aujourd’hui les animaleries scientifiques, une différence frappe : les rongeurs représentent près de 80% des animaux utilisés. Cette tendance pour les modèles murins est assez récente et a une origine tout à fait étonnante. Focus sur Abbie Lathrop, l’éleveuse de rongeurs à l’origine des modèles les plus populaires aujourd’hui.

Les expressions de « rat de laboratoire », ou bien de « cobaye », auraient bien pu ne jamais exister. Pourquoi ? La réponse est simple : un siècle en arrière, les rongeurs n’étaient pas les modèles de référence que l’on connaît de nos jours pour étudier la physiologie et la physiopathologie, le choix se portait plus sur des animaux d’une taille similaire à celle de l’Humain, ou bien dont on pouvait tout du moins facilement contrôler les paramètres vitaux. Tout changea suite à un concours de circonstances permis par le parcours d’une jeune femme de l’Illinois, aux États-Unis d’Amérique : Abbie Lathrop. Elle naquit en 1868 et la première partie de sa vie est très peu documentée. On sait néanmoins qu’elle a exercé en tant qu’institutrice pendant un court temps, puis s’est essayée à l’élevage de volailles, sans succès.

Abbie Lathrop. Photo publiée dans The Springfield Weekly Republican, le 9 octobre 1913

Lathrop ne se découragea pas et se tourne vers un élevage de rongeurs dit « de fantaisie », des rongeurs aux traits atypiques. On en arrive ainsi à un tournant de la recherche biomédicale. En effet, des scientifiques vinrent rapidement vers elle, attirés par les on-dits qui se propagent dans le pays concernant son travail. À ce stade, les animaux n’avaient pas de phénotypes particulièrement intéressants pour étudier une maladie spécifique. Pourtant, dans son animalerie qui, dit-on, pouvait contenir jusqu’à 10 000 rongeurs, elle remarqua un jour une souris qui avait développé des lésions cutanées inhabituelles. Intriguée, elle envoya des échantillons à divers spécialistes. C’est ainsi qu’elle entra en contact avec Leo Loeb, pathologiste de renom. Loeb identifia la nature maligne de ces lésions et proposa à Lathrop d’étudier ensemble la prédisposition tumorale de ses différentes lignées. Leur collaboration fut si fructueuse qu’elle donna lieu à une dizaine de publications scientifiques dans des revues prestigieuses (Journal of Experimental MedicineJournal of Cancer Research, etc.). Parmi leurs travaux communs, on retient notamment la découverte d’une variabilité de la sensibilité aux tumeurs mammaires selon les souches de souris, ainsi que l’observation qu’une ovariectomie diminuait grandement l’incidence de ces tumeurs.

Des souris qui intéressent la génétique naissante

C’est dans cette même période que William Ernest Castle, généticien pionnier, se procura une partie du cheptel de Lathrop pour son laboratoire. Tout juste après la redécouverte des lois de Mendel, Castle entrevoyait déjà la puissance des souris comme modèle pour étudier l’hérédité et les maladies humaines. De fil en aiguille, Castle forma de grands noms de la discipline, dont George D. Snell (futur prix Nobel) et Clarence Cook Little, qui allait fonder ce qui deviendrait le Jackson Laboratory, un des plus grands éleveurs actuels. Les héritiers scientifiques de Lathrop contribuèrent ainsi à standardiser et à diffuser de plus en plus largement l’usage de la souris en recherche.

Un héritage toujours vivant : la fameuse C57BL/7

Parmi les souches issues du travail de Lathrop, l’une des plus emblématiques est la C57BL/6, communément appelée « Black 6 ». Son ancêtre direct, la « souris n° 57 » de Lathrop, fut sélectionné et stabilisé par Clarence Cook Little. Cette lignée règne en maître dans les laboratoires depuis plus de 80 ans et fut la première à voir son génome séquencé intégralement, en 2002. Ainsi, derrière l’appellation « C57BL/6 » se cache le patient travail d’une éleveuse autodidacte qui, par hasard mais surtout par ténacité, a fourni à la communauté scientifique un outil expérimental d’une valeur inestimable.

Une fin tragique et une ironie du sort

Abbie Lathrop n’eut pas le temps de pleinement mesurer la portée de son œuvre. Elle mourut en 1918 des suites d’une anémie pernicieuse, alors incurable. Quelques années après sa disparition, des travaux menés par George R. Minot, George R. Whipple et William P. Murphy permirent de traiter efficacement cette maladie grâce à des extraits de foie (travaux récompensés par un Prix Nobel en 1934). Ironie du sort, William Bosworth Castle, le fils de William Ernest Castle—l’un des premiers acquéreurs des souris de Lathrop—devint l’un des principaux chercheurs de l’époque à élucider les mécanismes de l’anémie pernicieuse, lorsqu’il établit le rôle crucial du facteur intrinsèque gastrique dans cette pathologie.

Une reconnaissance discrète mais bien réelle

Ainsi s’achève le portrait d’Abbie Lathrop, modeste éleveuse de « souris de fantaisie » et, bien involontairement, pionnière des modèles murins qui servent encore aujourd’hui de base à une multitude de découvertes en biologie et en médecine. Son histoire illustre la façon dont une initiative personnelle—née d’un simple élan d’enthousiasme pour de petits rongeurs—peut, par un concours de circonstances et la rencontre de grands chercheurs, transformer en profondeur le monde de la recherche.

Référence :

Steensma, D. P., Kyle, R. A., & Shampo, M. A. (2010). Abbie Lathrop, the « mouse woman of Granby »: rodent fancier and accidental genetics pioneer. Mayo Clinic proceedings, 85(11), e83.

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