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D’un côté une forte demande, de l’autre une offre limitée, le paysage du marché du macaque dédié à la recherche s’est fortement transformé ces dernières années. Conséquence : les laboratoires et instituts de recherche du monde entier sont entrés dans une concurrence accrue pour accéder aux animaux nécessaires à leurs développements, et notamment aux macaques. Erwan Bézard, neurobiologiste à l’Inserm et spécialiste de la maladie de Parkinson, fait partie des chercheurs dont les travaux sont affectés par cette pénurie. Il nous expose la situation et les risques à long terme pour la souveraineté de la recherche française.

Ce qu'il faut retenir

Erwan Bézard – ©Bordeaux Neurocampus

Le monde de la recherche biomédicale fait actuellement face à une pénurie de singes qui sont des modèles précieux de par leurs nombreuses similitudes avec l’humain. Comment expliquer cette situation et quel est le bilan actuel ?

Erwan Bézard : La pénurie de macaques est la résultante de plusieurs choses. Ces dernières années, il y a une augmentation de l’utilisation de ces modèles par la recherche académique et appliquée en particulier aux États-Unis et en Chine. Nous observons donc une demande accrue pour une ressource vivante naturellement limitée puisque la reproduction ne peut pas être accélérée. Par ailleurs, la Chine, qui était l’un des principaux pays éleveurs au monde de macaques rhésus endémiques et de macaques à longue queue, a interdit l’exportation de ces animaux au début de l’année 2020. Il s’agit d’une stratégie protectionniste. En effet, la Chine utilise désormais tous les singes qu’elle élève pour soutenir ses propres recherches et développements académiques et industriels.

Par effet domino, cette décision a soustrait une grande partie des animaux qui étaient jusque-là disponibles sur le marché. Parmi les producteurs restants figurent plusieurs pays de l’Asie du Sud-Est. Le problème est que leurs infrastructures d’élevage ne sont pas toujours adaptées et que certains pays réalisent encore des captures dans la nature ce qui n’est pas sans poser des questions éthiques. Cela rend leur importation en Europe impossible du fait de notre exigence réglementaire de travailler avec des primates élevés en captivité. Les exigences réglementaires européennes imposant de ne travailler qu’avec des primates élevés en captivité, leur importation en Europe est impossible. De plus, au niveau mondial, l’espèce figure sur la liste rouge de l’Union internationale de la conservation de la nature (UICN), les prélèvements dans la nature doivent y être encadrés et se limiter au strict nécessaire pour le renouvellement du pool génétique des élevages.

Par ailleurs, l’autre producteur majeur de macaques est l’Île Maurice où l’animal a été introduit par des colons néerlandais au XVIIème siècle. Ils y sont aujourd’hui considérés comme une espèce invasive par la même IUCN. Mais comme il s’agit d’une île et que son territoire n’est pas extensible, sa production ne pourra pas augmenter de façon importante. L’accès aux singes mauriciens devient un enjeu économique : sommes-nous capables, en Europe, de payer le même prix que les Américains, nos concurrents sur ce marché ? Cette pénurie est donc associée à un marché très compétitif et fragmenté avec seulement quelques acteurs qui ont le monopole de la ressource et où le principal levier de négociation est financier.

Quelles mesures ont été prises par les pays, en dehors de l’Europe, pour s’adapter à ce nouveau paysage ?

E. B : La plupart des acteurs majeurs de la recherche biomédicale ont adopté des choix stratégiques visant à renforcer leur souveraineté et assurer la continuité de leur recherche académique et industrielle. Le Japon a ainsi créé une relation privilégiée avec les Philippines pour l’importation de ces singes. Les japonais ont également axé leurs recherches sur le marmouset (ou ouistiti) transgénique, de façon à obtenir des colonies fermées (il suffit de quelques animaux reproducteurs pour créer un élevage). La Chine, en plus de protéger sa souveraineté, a lancé un programme d’un milliard d’euros d’investissements en 2022 uniquement dédié à la primatologie expérimentale.

Au cœur de la pandémie, les États-Unis ont pris conscience des faiblesses de leur réseau de national primate research centers, dont l’objectif depuis plus de 40 ans est de faciliter l’utilisation des primates non-humains pour la recherche biomédicale. Ils ont, par conséquent, réactivé des infrastructures existantes et acheté d’importantes quantités de singes en Asie du Sud-Est. Enfin, les États-Unis sont devenus des acheteurs majoritaires du singe mauricien, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. Un des élevages principaux de Maurice a même établi un centre de quarantaine en Floride après la pandémie pour faciliter ces flux.

Macaques à longue queue (Macaca fascicularis) à Silabe - ©Gircor

L’Europe n’a encore rien fait. Elle commence à prendre conscience que son industrie et sa recherche biomédicales sont freinées par le manque d’approvisionnement en macaques.

Qu’en est-il de l’Europe ?

E. B : L’Europe n’a encore rien fait. Elle commence à prendre conscience que son industrie et sa recherche biomédicales sont freinées par le manque d’approvisionnement en macaques. Le monde académique français a répondu tardivement également et pourrait envisager un modèle mixte d’élevage et d’importation. Mais la stratégie reste floue.

Si l’État a tout récemment décidé d’investir dans les infrastructures existantes pour, entre autres, permettre l’élevage et la production de singes à destination du monde académique, cette réponse pourrait effectivement bénéficier à la recherche, mais seulement sur le long terme. De plus, les conditions environnementales dans le sud de la France ne permettent de réaliser qu’un seul cycle de reproduction par an, contre deux cycles potentiels dans les régions tropicales. Les capacités de cet élevage seront donc extrêmement limitées. Néanmoins, rien n’a vraiment commencé. Aucun lot reproducteur n’a été acquis jusqu’alors et il sera impossible de démarrer un élevage sans reproducteurs. Enfin, cette stratégie ne concerne que le monde académique, pas le secteur de l’industrie. Il est pourtant crucial de développer des médicaments français ou européens, tant pour en contrôler l’effectivité et la sécurité que pour la conservation, voire le développement, des emplois associés.

Macaque à longue queue (Macaca fascicularis) recevant une récompense - ©Gircor

Quelles recherches sont impactées par la situation ?

E. B : Les macaques à longue queue et les macaques rhésus servent aux études en infectiologie et virologie. Le Covid-19 a notamment démontré que ce modèle était le mieux adapté à la recherche sur des maladies respiratoires. L’utilisation de ces animaux est également capitale en neurosciences fondamentales et appliquées. Nous avons besoin d’explorer leurs capacités motrices et cognitives et de comprendre les parties du cerveau qu’elles mobilisent et la biologie associée. Sans eux, nous aurions uniquement accès à des espèces dont l’organisation et la physiologie cérébrale sont très éloignées de l’humain.

Au total, cette pénurie concerne environ 2 500 primates utilisés chaque année en France, dont 600 pour la recherche fondamentale et appliquée. Ce déficit a un impact incommensurable sur la production de connaissances et la recherche clinique. Les besoins scientifiques sont importants et la spécificité de ces modèles est vitale pour prédire des effets néfastes de traitements et de thérapies sur la santé avant d’initier des études cliniques.

Existe-t-il des alternatives aux macaques ?

E. B : Les méthodes in vitro ou in silico sont utilisées en amont pour réduire ou remplacer l’usage d’animaux et le macaque n’est utilisé qu’en bout de chaîne dès lors qu’aucune autre solution n’est possible. Concernant les modèles, d’autres espèces de singes du nouveau monde comme le marmouset et le singe écureuil, présentent des intérêts grandissants. L’avantage principal est qu’ils peuvent être élevés en colonies fermées. Mais ces modèles ne sont pas adaptés à l’ensemble des questions qui nous intéressent, notamment en neurosciences. En effet, l’évolution nous a séparés de ces espèces de singes depuis plus longtemps que les macaques. Ils sont très différents de nous. Ils sont petits, leur cerveau a la taille d’un doigt et leur cortex est lisse. Nous ne pourrons jamais étudier les structures cérébrales avancées sur ces animaux.

Le prix d’achat d’un primate est passé de 5 000€ avant la pandémie à 30 000€ aujourd'hui.

Quel est le risque principal si la situation ne change pas ?

E. B : Nous avons des infrastructures et des chercheurs de très grande qualité dans notre pays. Les primatologues expérimentaux français représentent une communauté de haut niveau unique en Europe. De par cette expertise et l’acceptabilité globale de la recherche expérimentale chez nous, la France pourrait devenir le centre d’expertise en primatologie de l’Europe. Mais cela ne peut se faire qu’à condition d’élaborer une stratégie et une politique scientifiques fortes en soutien à notre autonomie.

Le prix d’achat d’un primate est passé de 5 000€ avant la pandémie à 30 000€ aujourd’hui. Il est clair que les financements de la recherche ne sont pas dimensionnés pour cela. Sans réaction de la part de l’Europe et de la France, le risque sera donc de voir disparaître notre expertise du paysage de la recherche européenne et mondiale. Cela signifie perdre un peu plus de souveraineté économique, scientifique et intellectuelle. À long terme, les États-Unis utilisent un tel nombre d’animaux, que la situation ne sera sans doute plus viable pour eux non plus.

Finalement, si rien ne change, la Chine va devenir le centre de développement de la recherche biomédicale, selon ses critères et sa façon de faire. Or, nous ne sommes pas forcés de croire tout ce qui sort des laboratoires d’un pays tiers. C’est important de pouvoir vérifier les résultats scientifiques et d’apporter un regard critique. L’industrie finira quant à elle par se diriger vers des pays où la ressource sera disponible. Elle fera ses développements ailleurs, dans un cadre expérimental et éthique qui sera réglementé différemment de l’Europe, même si certains acteurs majeurs de l’industrie pharmaceutique se sont engagés à la mise en place de normes élevées pour leurs animaux au niveau mondial.


Propos recueillis par Anaïs Culot pour le Gircor

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