đŸŽ™ïž Comprendre la fatigue compassionnelle en recherche animale : un dĂ©fi mĂ©connu

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Pour travailler avec des animaux, la compassion est essentielle, car elle conditionne la rĂ©alisation de bons soins Ă  travers l’expression de l’empathie. DĂšs lors, dans une situation vĂ©cue comme en dĂ©calage avec nos valeurs morales ou face Ă  une submersion Ă©motionnelle, cette compassion peut s’éroder et se fragiliser. Si bien qu’à la longue, il arrive parfois que le travail auprĂšs d’animaux engendre culpabilitĂ©, stress ou insomnies. C’est le phĂ©nomĂšne de fatigue compassionnelle, qui touche Ă©galement tous les soignants, y compris auprĂšs des humains dans les hĂŽpitaux. Le Docteur-vĂ©tĂ©rinaire KĂ©vin Dhondt, directeur associĂ© des services vĂ©tĂ©rinaires chez Charles River Laboratories, fait le point sur ce syndrome encore mal connu dans le cadre de la recherche animale en France.

Ce qu'il faut retenir

Kevin Dhondt

Pouvez-vous vous prĂ©senter et nous raconter comment vous vous ĂȘtes intĂ©ressĂ© au concept de fatigue compassionnelle ?

KĂ©vin Dhondt : DiplĂŽmĂ© de l’école nationale vĂ©tĂ©rinaire de Toulouse et titulaire d’un doctorat en biologie de l’École normale supĂ©rieure de Lyon, j’ai prĂ©alablement exercĂ© en tant que vĂ©tĂ©rinaire-chercheur en virologie puis en immuno-oncologie. Depuis 5 ans, je suis directeur associĂ© des services vĂ©tĂ©rinaires de Charles River – une sociĂ©tĂ© spĂ©cialisĂ©e dans l’Ă©levage de rongeurs Ă  des fins scientifiques – avec trois missions principales : assurer la santĂ© des animaux que nous Ă©levons, leur bien-ĂȘtre et la biosĂ©curitĂ© (leurs conditions sanitaires d’élevage). 

Travailler avec les animaux n’est pas toujours sans consĂ©quence sur le psychisme des soigneurs et des professionnels. Dans la premiĂšre partie de ma carriĂšre en tant que virologiste, je me suis d’abord attachĂ© Ă  promouvoir le concept de One Health (une seule santĂ© – une approche intĂ©grĂ©e, systĂ©mique et unifiĂ©e de la santĂ© publique humaine, animale et environnementale) qui a ensuite pris de l’importance avec la pandĂ©mie de Covid-19. Quand je suis arrivĂ© chez Charles River, j’ai voulu transposer ce concept vers le One Welfare (un seul bien-ĂȘtre) en identifiant rapidement que, si l’on veut bien prendre soin de nos animaux, il est aussi indispensable de prendre soin des gens qui s’en occupent. C’est lĂ  que j’ai dĂ©couvert l’impact potentiel de la fatigue compassionnelle. Je me suis formĂ© sur le sujet, j’ai bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’expĂ©rience de mes collĂšgues amĂ©ricains de Charles River, car la prise de conscience est bien plus avancĂ©e outre-Atlantique. DĂ©sormais, je donne rĂ©guliĂšrement des confĂ©rences de sensibilisation sur le sujet.

Si l’on veut bien prendre soin de nos animaux,
il est aussi indispensable de prendre soin des gens qui s’en occupent.

Qu’est-ce que la fatigue compassionnelle ?

K. D. : Lors de mes interventions, je la prĂ©sente comme une pente Ă©motionnelle. Certains ont une pente douce, d’autres en ont une savonneuse, ce qui fait que nous ne sommes pas tous affectĂ©s de la mĂȘme maniĂšre. Mais la fatigue compassionnelle peut potentiellement toucher chacun d’entre nous Ă  un moment de notre carriĂšre. Je clarifie aussi sa dĂ©finition, Ă  savoir : « le sentiment d’épuisement physique et Ă©motionnel que les soignants sont susceptibles de dĂ©velopper au contact de la souffrance d’autrui. Le sujet n’éprouve lui-mĂȘme aucune souffrance, il n’est ni malade, ni blessĂ©, ni pris en otage, ni agressĂ©, mais il la vit chez autrui ou l’entend raconter ». (dĂ©finition issue du Dictionnaire des Risques Psychosociaux, (Le Seuil 2014 sous la direction de Philippe Zawieja et Franck Guarnieri). Cette dĂ©finition, rĂ©digĂ©e Ă  l’intention du personnel hospitalier, est transposable pour le personnel des laboratoires de recherche oĂč les animaux sont susceptibles d’éprouver du stress ou de la douleur.

Ce qui m’intĂ©resse particuliĂšrement, c’est la fin de cette dĂ©finition : « il la vit chez autrui ou l’entend raconter ». En effet, la fatigue compassionnelle ne touche pas que les gens qui sont en contact direct avec les animaux. Elle peut concerner les personnes du service comptabilitĂ© qui voient passer les factures d’animaux, ou encore celles de la maintenance qui interviennent pour des rĂ©parations en animalerie et peuvent voir des choses qu’elles ne comprennent pas. C’est probablement aussi ce mĂȘme syndrome qui est partagĂ©, mais vĂ©cu diffĂ©rent, par les activistes anti-expĂ©rimentation animale. En fait, elle peut atteindre tous ceux qui aiment les animaux et donc particuliĂšrement les soigneurs en animalerie de recherche. GĂ©nĂ©ralement, elle se manifeste par l’érosion progressive de l’optimisme, de l’empathie et de la compassion jusqu’au stade ultime oĂč la personne prĂ©sente des impacts pathologiques sur sa santĂ© psychique et/ou physique.

Comment se distingue-t-elle du burn-out ?

K. D. : Le burn-out est liĂ© Ă  un environnement professionnel, Ă  une charge de travail, Ă  des collĂšgues, une direction, etc. Changer d’environnement professionnel va gĂ©nĂ©ralement y mettre Ă  terme. La fatigue compassionnelle, au contraire, n’est pas liĂ©e Ă  un environnement, mais Ă  un Ă©tat Ă©motionnel et Ă  l’activitĂ© de soin. Ce problĂšme, contrairement au burn-out, ne sera pas rĂ©solu en changeant de structure. Il persiste tant que la personne reste en contact avec les animaux.

Une souris de 10 jours dans la main d'un chercheur - ©Gircor

Quelles sont les consĂ©quences d’une non-prise en charge de la fatigue compassionnelle ?

K. D. : Il y a trois niveaux de consĂ©quences. À l’échelle individuelle, la fatigue compassionnelle accroĂźt le risque de dĂ©pression, dĂ©grade les qualitĂ©s relationnelles au travail et dans la vie privĂ©e et impacte la santĂ© physique et mentale.

Le deuxiĂšme niveau de consĂ©quences est sur les animaux. Il y a un effet de « chosification » des animaux qui deviennent des objets et non plus des ĂȘtres sensibles. Cela peut se ressentir sur la qualitĂ© du soin.

Le dernier niveau est institutionnel. La fatigue compassionnelle peut engendrer une augmentation des arrĂȘts maladie, des dĂ©missions et un coĂ»t d’absence, de recrutement, de remplacement important. Par ailleurs, il y a un risque de sĂ»retĂ©. Les personnes atteintes de fatigue compassionnelle sĂ©vĂšre peuvent ĂȘtre plus sensibles aux propos des activistes qui voudraient avoir accĂšs Ă  des messages Ă  sensation. Enfin, il peut y avoir des consĂ©quences sur la qualitĂ© de la recherche ; Ă  travers l’augmentation des erreurs techniques ou des rĂ©sultats plus hĂ©tĂ©rogĂšnes et difficiles Ă  interprĂ©ter correctement, Ă  cause de l’impact du stress par exemple.

Les chercheurs sont attachés à leurs animaux

Est-il possible de compenser ces effets ?

K. D. : Oui ! La bonne nouvelle est qu’en face de la fatigue compassionnelle, il y a un autre concept tout aussi puissant : la satisfaction compassionnelle. Elle correspond Ă  l’ensemble des Ă©motions positives engendrĂ©es par le soin apportĂ© aux animaux. Elle est au cƓur du principe de l’animal de compagnie dont on a plaisir Ă  prendre soin. Cela se retrouve aussi dans le cadre des animaux de recherche. Les soigneurs sont attachĂ©s Ă  leurs animaux. Ils savent qu’il faudra peut-ĂȘtre les euthanasier et prendre des dĂ©cisions difficiles. Mais de leur naissance Ă  leur mort, ils auront eu Ă  cƓur d’interagir avec eux, de prendre soin d’eux, de crĂ©er du lien.

Un deuxiĂšme Ă©lĂ©ment de satisfaction compassionnelle est l’impact positif des avancĂ©es de la science et de la santĂ© sur la sociĂ©tĂ©. Ces animaux sont des hĂ©ros de la science et c’est une grande responsabilitĂ© et fiertĂ© que de pouvoir prendre soin d’eux. Ils vont aider Ă  sauver des vies de patients, Ă  guĂ©rir des gens malades, Ă  prĂ©server des familles, Ă  soigner d’autres animaux. Donner du sens Ă  ces recherches est donc un formidable levier de satisfaction compassionnelle.

Un dernier niveau est l’interaction avec ses collĂšgues. Il est alors surtout question de culture d’entreprise. Le soutien apportĂ© par son entourage et son environnement professionnel, lorsqu’une personne est touchĂ©e par la fatigue compassionnelle, est alors dĂ©cisif.

Une zootechnicienne transfÚre des souris - ©Gircor

Comment renforcer la satisfaction compassionnelle au niveau des entreprises ou des laboratoires ?

K. D. : La premiĂšre Ă©tape est de lever le tabou et de montrer que la fatigue compassionnelle existe et que personne ne doit se sentir Ă©pargnĂ©. Comme il s’agit encore d’un principe mĂ©connu, il y a un important travail d’éveil des consciences Ă  mener, et ce, auprĂšs de l’ensemble du personnel. En effet, tout le monde est concernĂ©, pas seulement les soigneurs animaliers. Il faut former les personnels sur ce concept et sur la satisfaction compassionnelle. Il faut crĂ©er un environnement de confiance et de sĂ©curitĂ©. Cela est compliquĂ©, car nous n’avons pas un monde de l’entreprise favorable aux vulnĂ©rabilitĂ©s en France.

À partir de lĂ , il est possible d’amorcer des actions concrĂštes. Pour renforcer les sources de satisfaction compassionnelle, les institutions peuvent s’appuyer sur leur comitĂ© d’éthique et leur structure en charge du bien-ĂȘtre des animaux (SBEA) qui crĂ©ent un sens moral Ă  l’utilisation de l’animal dans la recherche. Par exemple, les SBEA proposent de nouveaux enrichissements, de nouveaux programmes de renforcement du comportement, ou encore des programmes d’adoption des animaux qui est une importante source de satisfaction pour nos collaborateurs. Chez Charles River, nous avons notamment adoptĂ©, en tant qu’institution, quatre moutons retraitĂ©s de la recherche animale qui partaient Ă  l’abattoir, car nous avions la place de les accueillir dans le parc de l’entreprise.

Il est important Ă©galement de dĂ©velopper des outils de satisfaction compassionnelle individuelle ou collective en passant par des politiques de responsabilitĂ© sociĂ©tale des entreprises (RSE). Par exemple, via des actions caritatives, des partenariats avec des associations et des Ă©vĂ©nements sur site. L’objectif de la satisfaction compassionnelle est de crĂ©er de la joie. Ce n’est pas si facile Ă  faire, mais des choses simples suffisent.

Prendre en compte la fatigue compassionnelle implique un changement de culture qui demande du temps, de l'Ă©nergie, du tact et de la diplomatie. Il faut du courage pour s'emparer du sujet !

Quelle est la tendance autour de la prise de conscience de la fatigue compassionnelle en France ?

K. D. : Il y encore des efforts Ă  faire pour percevoir la fatigue compassionnelle comme un enjeu de One Welfare et de qualitĂ© de la science. Je constate un intĂ©rĂȘt croissant dans la communautĂ© scientifique. Mais je suis aussi confrontĂ© Ă  des tĂ©moignages oĂč certaines directions, et notamment des services de ressources humaines, y sont rĂ©fractaires. Ces derniers craignent d’ouvrir la boĂźte de Pandore en abordant le sujet de la fatigue compassionnelle et de voir Ă©merger des problĂšmes, jusqu’alors ensevelis. Mon opinion est que si cette peur est prĂ©sente, il est urgent d’agir !

Il faut Ă©galement savoir s’entourer de professionnels. Le domaine reste nouveau, mais la recherche s’accĂ©lĂšre, car les hĂŽpitaux ont le mĂȘme problĂšme. Plus globalement, prendre en compte la fatigue compassionnelle implique un changement de culture qui demande du temps, de l’énergie, du tact et de la diplomatie. Je finis toujours mes prĂ©sentations sur le sujet par cette parole de sagesse : « Celui qui veut le miel doit avoir le courage d’affronter les abeilles ». Et il faut du courage pour s’emparer de ce sujet ! Il est donc primordial d’encourager tous ceux qui dĂ©cident de le faire.


Propos recueillis par AnaĂŻs Culot pour le Gircor
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