Pour travailler avec des animaux, la compassion est essentielle, car elle conditionne la rĂ©alisation de bons soins Ă travers lâexpression de lâempathie. DĂšs lors, dans une situation vĂ©cue comme en dĂ©calage avec nos valeurs morales ou face Ă une submersion Ă©motionnelle, cette compassion peut sâĂ©roder et se fragiliser. Si bien quâĂ la longue, il arrive parfois que le travail auprĂšs dâanimaux engendre culpabilitĂ©, stress ou insomnies. Câest le phĂ©nomĂšne de fatigue compassionnelle, qui touche Ă©galement tous les soignants, y compris auprĂšs des humains dans les hĂŽpitaux. Le Docteur-vĂ©tĂ©rinaire KĂ©vin Dhondt, directeur associĂ© des services vĂ©tĂ©rinaires chez Charles River Laboratories, fait le point sur ce syndrome encore mal connu dans le cadre de la recherche animale en France.
Ce qu'il faut retenir
- La fatigue compassionnelle est un sujet encore méconnu en France.
- Elle peut toucher toutes les personnes qui aiment les animaux. La communauté des chercheurs et soigneurs en recherche animale sont donc en premiÚre ligne.
- Sa prise en compte est un enjeu essentiel pour le bien-ĂȘtre des animaux et des personnes.
Pouvez-vous vous prĂ©senter et nous raconter comment vous vous ĂȘtes intĂ©ressĂ© au concept de fatigue compassionnelle ?
KĂ©vin Dhondt : DiplĂŽmĂ© de lâĂ©cole nationale vĂ©tĂ©rinaire de Toulouse et titulaire dâun doctorat en biologie de lâĂcole normale supĂ©rieure de Lyon, jâai prĂ©alablement exercĂ© en tant que vĂ©tĂ©rinaire-chercheur en virologie puis en immuno-oncologie. Depuis 5 ans, je suis directeur associĂ© des services vĂ©tĂ©rinaires de Charles River â une sociĂ©tĂ© spĂ©cialisĂ©e dans l’Ă©levage de rongeurs Ă des fins scientifiques â avec trois missions principales : assurer la santĂ© des animaux que nous Ă©levons, leur bien-ĂȘtre et la biosĂ©curitĂ© (leurs conditions sanitaires dâĂ©levage).Â
Travailler avec les animaux nâest pas toujours sans consĂ©quence sur le psychisme des soigneurs et des professionnels. Dans la premiĂšre partie de ma carriĂšre en tant que virologiste, je me suis dâabord attachĂ© Ă promouvoir le concept de One Health (une seule santĂ© â une approche intĂ©grĂ©e, systĂ©mique et unifiĂ©e de la santĂ© publique humaine, animale et environnementale) qui a ensuite pris de lâimportance avec la pandĂ©mie de Covid-19. Quand je suis arrivĂ© chez Charles River, jâai voulu transposer ce concept vers le One Welfare (un seul bien-ĂȘtre) en identifiant rapidement que, si lâon veut bien prendre soin de nos animaux, il est aussi indispensable de prendre soin des gens qui sâen occupent. Câest lĂ que jâai dĂ©couvert lâimpact potentiel de la fatigue compassionnelle. Je me suis formĂ© sur le sujet, jâai bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâexpĂ©rience de mes collĂšgues amĂ©ricains de Charles River, car la prise de conscience est bien plus avancĂ©e outre-Atlantique. DĂ©sormais, je donne rĂ©guliĂšrement des confĂ©rences de sensibilisation sur le sujet.
Si lâon veut bien prendre soin de nos animaux,
il est aussi indispensable de prendre soin des gens qui sâen occupent.
Quâest-ce que la fatigue compassionnelle ?
K. D. : Lors de mes interventions, je la prĂ©sente comme une pente Ă©motionnelle. Certains ont une pente douce, dâautres en ont une savonneuse, ce qui fait que nous ne sommes pas tous affectĂ©s de la mĂȘme maniĂšre. Mais la fatigue compassionnelle peut potentiellement toucher chacun dâentre nous Ă un moment de notre carriĂšre. Je clarifie aussi sa dĂ©finition, Ă savoir : « le sentiment dâĂ©puisement physique et Ă©motionnel que les soignants sont susceptibles de dĂ©velopper au contact de la souffrance dâautrui. Le sujet nâĂ©prouve lui-mĂȘme aucune souffrance, il nâest ni malade, ni blessĂ©, ni pris en otage, ni agressĂ©, mais il la vit chez autrui ou lâentend raconter ». (dĂ©finition issue du Dictionnaire des Risques Psychosociaux, (Le Seuil 2014 sous la direction de Philippe Zawieja et Franck Guarnieri). Cette dĂ©finition, rĂ©digĂ©e Ă l’intention du personnel hospitalier, est transposable pour le personnel des laboratoires de recherche oĂč les animaux sont susceptibles dâĂ©prouver du stress ou de la douleur.
Ce qui mâintĂ©resse particuliĂšrement, câest la fin de cette dĂ©finition : « il la vit chez autrui ou lâentend raconter ». En effet, la fatigue compassionnelle ne touche pas que les gens qui sont en contact direct avec les animaux. Elle peut concerner les personnes du service comptabilitĂ© qui voient passer les factures dâanimaux, ou encore celles de la maintenance qui interviennent pour des rĂ©parations en animalerie et peuvent voir des choses quâelles ne comprennent pas. Câest probablement aussi ce mĂȘme syndrome qui est partagĂ©, mais vĂ©cu diffĂ©rent, par les activistes anti-expĂ©rimentation animale. En fait, elle peut atteindre tous ceux qui aiment les animaux et donc particuliĂšrement les soigneurs en animalerie de recherche. GĂ©nĂ©ralement, elle se manifeste par lâĂ©rosion progressive de lâoptimisme, de lâempathie et de la compassion jusquâau stade ultime oĂč la personne prĂ©sente des impacts pathologiques sur sa santĂ© psychique et/ou physique.
Comment se distingue-t-elle du burn-out ?
K. D. : Le burn-out est liĂ© Ă un environnement professionnel, Ă une charge de travail, Ă des collĂšgues, une direction, etc. Changer dâenvironnement professionnel va gĂ©nĂ©ralement y mettre Ă terme. La fatigue compassionnelle, au contraire, nâest pas liĂ©e Ă un environnement, mais Ă un Ă©tat Ă©motionnel et Ă lâactivitĂ© de soin. Ce problĂšme, contrairement au burn-out, ne sera pas rĂ©solu en changeant de structure. Il persiste tant que la personne reste en contact avec les animaux.
Quelles sont les consĂ©quences dâune non-prise en charge de la fatigue compassionnelle ?
K. D. : Il y a trois niveaux de consĂ©quences. Ă lâĂ©chelle individuelle, la fatigue compassionnelle accroĂźt le risque de dĂ©pression, dĂ©grade les qualitĂ©s relationnelles au travail et dans la vie privĂ©e et impacte la santĂ© physique et mentale.
Le deuxiĂšme niveau de consĂ©quences est sur les animaux. Il y a un effet de « chosification » des animaux qui deviennent des objets et non plus des ĂȘtres sensibles. Cela peut se ressentir sur la qualitĂ© du soin.
Le dernier niveau est institutionnel. La fatigue compassionnelle peut engendrer une augmentation des arrĂȘts maladie, des dĂ©missions et un coĂ»t dâabsence, de recrutement, de remplacement important. Par ailleurs, il y a un risque de sĂ»retĂ©. Les personnes atteintes de fatigue compassionnelle sĂ©vĂšre peuvent ĂȘtre plus sensibles aux propos des activistes qui voudraient avoir accĂšs Ă des messages Ă sensation. Enfin, il peut y avoir des consĂ©quences sur la qualitĂ© de la recherche ; Ă travers lâaugmentation des erreurs techniques ou des rĂ©sultats plus hĂ©tĂ©rogĂšnes et difficiles Ă interprĂ©ter correctement, Ă cause de lâimpact du stress par exemple.
Les chercheurs sont attachés à leurs animaux
Est-il possible de compenser ces effets ?
K. D. : Oui ! La bonne nouvelle est quâen face de la fatigue compassionnelle, il y a un autre concept tout aussi puissant : la satisfaction compassionnelle. Elle correspond Ă lâensemble des Ă©motions positives engendrĂ©es par le soin apportĂ© aux animaux. Elle est au cĆur du principe de lâanimal de compagnie dont on a plaisir Ă prendre soin. Cela se retrouve aussi dans le cadre des animaux de recherche. Les soigneurs sont attachĂ©s Ă leurs animaux. Ils savent quâil faudra peut-ĂȘtre les euthanasier et prendre des dĂ©cisions difficiles. Mais de leur naissance Ă leur mort, ils auront eu Ă cĆur dâinteragir avec eux, de prendre soin dâeux, de crĂ©er du lien.
Un deuxiĂšme Ă©lĂ©ment de satisfaction compassionnelle est lâimpact positif des avancĂ©es de la science et de la santĂ© sur la sociĂ©tĂ©. Ces animaux sont des hĂ©ros de la science et câest une grande responsabilitĂ© et fiertĂ© que de pouvoir prendre soin dâeux. Ils vont aider Ă sauver des vies de patients, Ă guĂ©rir des gens malades, Ă prĂ©server des familles, Ă soigner dâautres animaux. Donner du sens Ă ces recherches est donc un formidable levier de satisfaction compassionnelle.
Un dernier niveau est lâinteraction avec ses collĂšgues. Il est alors surtout question de culture dâentreprise. Le soutien apportĂ© par son entourage et son environnement professionnel, lorsquâune personne est touchĂ©e par la fatigue compassionnelle, est alors dĂ©cisif.
Comment renforcer la satisfaction compassionnelle au niveau des entreprises ou des laboratoires ?
K. D. : La premiĂšre Ă©tape est de lever le tabou et de montrer que la fatigue compassionnelle existe et que personne ne doit se sentir Ă©pargnĂ©. Comme il sâagit encore dâun principe mĂ©connu, il y a un important travail dâĂ©veil des consciences Ă mener, et ce, auprĂšs de lâensemble du personnel. En effet, tout le monde est concernĂ©, pas seulement les soigneurs animaliers. Il faut former les personnels sur ce concept et sur la satisfaction compassionnelle. Il faut crĂ©er un environnement de confiance et de sĂ©curitĂ©. Cela est compliquĂ©, car nous nâavons pas un monde de lâentreprise favorable aux vulnĂ©rabilitĂ©s en France.
Ă partir de lĂ , il est possible dâamorcer des actions concrĂštes. Pour renforcer les sources de satisfaction compassionnelle, les institutions peuvent sâappuyer sur leur comitĂ© dâĂ©thique et leur structure en charge du bien-ĂȘtre des animaux (SBEA) qui crĂ©ent un sens moral Ă lâutilisation de lâanimal dans la recherche. Par exemple, les SBEA proposent de nouveaux enrichissements, de nouveaux programmes de renforcement du comportement, ou encore des programmes dâadoption des animaux qui est une importante source de satisfaction pour nos collaborateurs. Chez Charles River, nous avons notamment adoptĂ©, en tant quâinstitution, quatre moutons retraitĂ©s de la recherche animale qui partaient Ă lâabattoir, car nous avions la place de les accueillir dans le parc de lâentreprise.
Il est important Ă©galement de dĂ©velopper des outils de satisfaction compassionnelle individuelle ou collective en passant par des politiques de responsabilitĂ© sociĂ©tale des entreprises (RSE). Par exemple, via des actions caritatives, des partenariats avec des associations et des Ă©vĂ©nements sur site. Lâobjectif de la satisfaction compassionnelle est de crĂ©er de la joie. Ce nâest pas si facile Ă faire, mais des choses simples suffisent.
Prendre en compte la fatigue compassionnelle implique un changement de culture qui demande du temps, de l'Ă©nergie, du tact et de la diplomatie. Il faut du courage pour s'emparer du sujet !
Quelle est la tendance autour de la prise de conscience de la fatigue compassionnelle en France ?
K. D. : Il y encore des efforts Ă faire pour percevoir la fatigue compassionnelle comme un enjeu de One Welfare et de qualitĂ© de la science. Je constate un intĂ©rĂȘt croissant dans la communautĂ© scientifique. Mais je suis aussi confrontĂ© Ă des tĂ©moignages oĂč certaines directions, et notamment des services de ressources humaines, y sont rĂ©fractaires. Ces derniers craignent dâouvrir la boĂźte de Pandore en abordant le sujet de la fatigue compassionnelle et de voir Ă©merger des problĂšmes, jusquâalors ensevelis. Mon opinion est que si cette peur est prĂ©sente, il est urgent dâagir !
Il faut Ă©galement savoir sâentourer de professionnels. Le domaine reste nouveau, mais la recherche sâaccĂ©lĂšre, car les hĂŽpitaux ont le mĂȘme problĂšme. Plus globalement, prendre en compte la fatigue compassionnelle implique un changement de culture qui demande du temps, de lâĂ©nergie, du tact et de la diplomatie. Je finis toujours mes prĂ©sentations sur le sujet par cette parole de sagesse : « Celui qui veut le miel doit avoir le courage dâaffronter les abeilles ». Et il faut du courage pour sâemparer de ce sujet ! Il est donc primordial dâencourager tous ceux qui dĂ©cident de le faire.
En savoir plus
- La Croix â Rechercheâscientifique : sacrifier des animaux nâest plus une Ă©vidence (juin 2023)
- Les annĂ©es lumiĂšre â Vers la reconnaissance de la fatigue compassionnelle (mai 2023)
- TheMetaNews â Des souris et des humains (mai 2023)
- Le Parisien â ExpĂ©rimentation animale : quand les techniciens de labos sâattachent Ă leurs cobayes (avril 2023)