Le 29 dĂ©cembre dernier, une loi a Ă©tĂ© signĂ©e autorisant la Food and Drug Administration (FDA) – l’agence fĂ©dĂ©rale amĂ©ricaine des produits alimentaires et mĂ©dicamenteux â Ă avoir recours Ă des mĂ©thodes alternatives en lieu de tests sur animaux avant dâapprouver le passage dâun traitement en phase clinique chez lâhumain. Le Gircor fait le point sur lâenvers de cette annonce et ses consĂ©quences avec Philippe Detilleux, directeur mondial de la toxicologie chez Sanofi et spĂ©cialiste du sujet.
Quels sont les tests concernĂ©s par lâannonce de la FDA et en quoi consistent-ils ?
Philippe Detilleux : Il est question des tests portant sur lâinnocuitĂ© et lâefficacitĂ© dâun mĂ©dicament qui sont obligatoires avant de les soumettre Ă des essais cliniques chez lâhumain. La toxicologie vise Ă mesurer les effets de molĂ©cules biologiquement actives et Ă rĂ©duire le risque chez les patients en identifiant la nocivitĂ© pour lâorganisme.
En pratique, nous connaissons toujours la cible thĂ©rapeutique dâun traitement en cours de dĂ©veloppement, câest-Ă -dire lĂ oĂč la molĂ©cule est censĂ©e agir. Or en toxicologie, nous ne nous focalisons pas uniquement sur cet effet, mais aussi sur tout ce qui pourrait se passer par ailleurs. Autrement dit : si une molĂ©cule va agir sur la cible visĂ©e, elle peut aussi agir sur dâautres parties du corps. Par exemple, lâaspirine bloque les prostaglandines, des cytokines responsables de lâinflammation. Or, celles-ci sont Ă©galement impliquĂ©es dans la protection de la muqueuse gastrique et modulent la vascularisation du rein. Si bien quâĂ une certaine dose, lâaspirine peut gĂ©nĂ©rer des ulcĂšres gastriques et dâautres effets nĂ©fastes au niveau rĂ©nal. Il sâagit dâun effet spĂ©cifique qui nâĂ©tait pas celui escomptĂ©.
Un autre type dâeffet recherchĂ© est liĂ© Ă la structure de la molĂ©cule dĂ©veloppĂ©e. Lorsque celle-ci est synthĂ©tique, nous voulons identifier toutes les informations liĂ©es Ă sa toxicitĂ© chimique. Elle peut prĂ©senter des impuretĂ©s, ou alors son interaction avec notre mĂ©tabolisme peut crĂ©er des effets nocifs non anticipĂ©s. Ceci nâest pas le cas pour les molĂ©cules dâorigine biologiques comme par exemple, des traitements ayant recours Ă des anticorps, pour lesquelles on peut se permettre de rĂ©aliser moins dâĂ©tudes sur leur toxicitĂ©. Le type de molĂ©cule dĂ©termine le choix du modĂšle â ou plutĂŽt la combinaison de modĂšles – la plus adaptĂ©e Ă lâĂ©tude du profil toxicologique.
Ces tests sont réalisés de façon systématique. Sont-ils pour autant réalisés sur des animaux ?
P.D. : Nombre dâefforts ont Ă©tĂ© mis en Ćuvre pour rĂ©duire, remplacer et raffiner les tests sur les animaux en amont des essais cliniques. La recherche de risques mutagĂšnes liĂ©s aux impuretĂ©s, c’est-Ă -dire de rĂ©sidus associĂ©s Ă la synthĂšse chimique dâun mĂ©dicament, est par exemple menĂ©e Ă lâaide de modĂšles informatiques. Aujourdâhui, si ces tests ne dĂ©tectent aucune alerte, alors nous avons un niveau de confiance suffisant dans ces outils pour considĂ©rer quâil nâest pas nĂ©cessaire de rĂ©aliser dâexpĂ©riences sur les animaux.
De mĂȘme, des essais in vitro sont mis en place lorsque nous sommes confrontĂ©s Ă des toxicitĂ©s connues ou traitons des cibles dĂ©jĂ Ă©tudiĂ©es. Plus gĂ©nĂ©ralement, lorsque nous savons dĂ©jĂ oĂč et quoi regarder, il est plus facile de remplacer lâanimal.
Quâest-ce que lâannonce de la FDA va changer Ă ce contexte ?
P.D. : Cette annonce ne signifie pas que les autoritĂ©s amĂ©ricaines autorisent la mise sur le marchĂ© de mĂ©dicaments sans recourir Ă lâexpĂ©rimentation animale. La nouveautĂ© est dâavoir inclus les mĂ©thodes alternatives telles que les organes sur puce, les approches de prĂ©diction par ordinateurs, etc. dans les textes rĂ©glementaires, en plus du recours aux animaux. La FDA a donc clarifiĂ© sa position sur le sujet. Or, pour quâune mĂ©thode alternative prenne le pas sur les essais sur animaux, il faut prouver quâelle est au moins aussi prĂ©dictive. Ou alors, dĂ©montrer que le modĂšle animal nâest pas adaptĂ© Ă lâĂ©tude toxicologique.
DĂ©sormais, la question est de savoir la vitesse Ă laquelle cette prise de position va vraiment faire Ă©voluer la situation. En tant quâindustrie, nous sommes obligĂ©s dâen revenir aux faits et Ă la science. Nous adoptons dĂ©jĂ une approche raisonnĂ©e et lorsque nous sommes en capacitĂ© de dĂ©montrer que les tests sur animaux ne sont pas pertinents, nous le dĂ©fendons auprĂšs des autoritĂ©s. Fondamentalement, la FDA ne fait que mettre sur papier quelque chose quâelle acceptait dĂ©jĂ en pratique et au cas par cas depuis longtemps.
Il y a donc dĂ©jĂ eu des cas oĂč les autoritĂ©s ont permis des essais cliniques sans Ă©tude prĂ©alable menĂ©e sur lâanimal ?
P.D. : Câest trĂšs rare, mais câest possible. Cela a Ă©tĂ© le cas notamment pour un traitement anti-cancĂ©reux de Sanofi Ă base dâanticorps disponible depuis peu sur le marchĂ© français. Lors de son dĂ©veloppement, le traitement ne fonctionnait que chez lâhumain. Nous avons approchĂ© les autoritĂ©s de santĂ©, aux Ătats-Unis et en France, en expliquant quâaucun modĂšle animal ne permettrait dâĂ©tudier lâeffet fonctionnel escomptĂ© de lâanticorps. Il y a eu un important argumentaire et notre demande a Ă©tĂ© acceptĂ©e. Nous avons rĂ©alisĂ© des essais chez lâhomme uniquement aprĂšs avoir menĂ© des tests in vitro sur des cellules humaines. Les premiĂšres doses autorisĂ©es chez lâhomme ont par contre Ă©tĂ© trĂšs faibles et la premiĂšre Ă©tude clinique plus longue afin de rĂ©duire le risque.
Ce quâil faut retenir, câest quâil est possible dans des cas exceptionnels de se passer dâĂ©tudes animales, mais ce ne sera pas systĂ©matique. Cela est intimement liĂ© Ă la notion de bĂ©nĂ©fice/risque. Ă chaque fois, lâenjeu est de prouver que nous ne prendrons pas de risques qui auraient pu ĂȘtre identifiĂ©s avant la mise en place des essais sur lâhumain. Les mĂ©thodes alternatives sont plus facilement acceptĂ©es dans le cadre de traitements contre des maladies rares, car il nây a pas dâautres issues pour le patient.
Plaques microfluididiques pour la culture d’organoĂŻdes de foie ©Sanofi
Les modĂšles alternatifs sont-ils pour autant suffisamment matures technologiquement pour remplacer lâanimal ?
P.D. : Beaucoup de modĂšles sâamĂ©liorent. Le foie est, par exemple, une cible classique en toxicologie. Auparavant, nous rĂ©alisions des cultures sur plaque en 2D qui ne contenaient que des hĂ©patocytes et ne permettait de dĂ©tecter quâun petit nombre de molĂ©cules toxiques. DĂ©sormais, ces tests sont rĂ©alisĂ©s sur des sphĂ©roĂŻdes 3D qui contiennent dâautres cellules du foie et permettent de dĂ©tecter plus de molĂ©cules nocives. Cependant, chaque modĂšle rĂ©pond Ă des questions spĂ©cifiques, mais pas Ă toutes.
Or, lorsquâil est question dâĂ©valuer les effets dâune nouvelle molĂ©cule sur une cible qui nâa jamais Ă©tĂ© testĂ©e chez lâhomme, il faut identifier tous les risques potentiels. Le seul sujet qui nous permet dâenvisager toutes les possibilitĂ©s, câest lâhumain. Et juste avant, câest lâanimal vivant avec les interdĂ©pendances entre ses organes, son comportement et ses effets physiologiques. Encore avant, ce sont des simulations informatiques et des modĂšles in vitro qui nous permettent de mener les Ă©tudes sur les animaux dans des conditions optimales.
Quâen est-il de la situation rĂ©glementaire en Europe ?
P.D. : En gĂ©nĂ©ral, lâEurope est plus sensible Ă la rĂ©duction de lâutilisation des animaux. Il y a des efforts au niveau de lâindustrie et des autoritĂ©s avec la mise en place de stratĂ©gies 3R. Par exemple, il existe une Ă©volution des recommandations sur les Ă©tudes de carcinogĂ©nicitĂ© qui visent Ă identifier le risque que les candidats mĂ©dicaments engendrent des tumeurs chez les animaux en les traitant pendant deux ans. LâEurope a Ă©tĂ© motrice et la FDA a suivi, de sorte quâaujourdâhui, nous pouvons dĂ©poser des argumentaires sur lâutilitĂ© de la mĂ©thode et ce quâelle apporte au cas par cas au point de pouvoir nous en passer si besoin.
Il existe Ă©galement de nombreuses initiatives en partenariat avec lâAgence europĂ©enne des mĂ©dicaments qui Ă©valuent et promeuvent le dĂ©ploiement de mĂ©thodes alternatives. Dans ce cadre, nous travaillons, par exemple, Ă lâadoption de groupes de contrĂŽle virtuels en remplacement dâanimaux dans les Ă©tudes. Par ailleurs, les partenariats public/privĂ© europĂ©ens en matiĂšre de santĂ© innovante (IMI et dĂ©sormais Innovative Health Initiative – IHI) sont des programmes auxquels nous avons collaborĂ© et continuons de le faire dans le but de proposer de nouveaux mĂ©dicaments tout en rĂ©duisant et remplaçant les animaux utilisĂ©s au cours de leur dĂ©veloppement.
En 2021, 28% des utilisations d’animaux Ă des fins scientifiques en France l’Ă©taient pour les Ă©tudes toxicologiques et rĂ©glementaires (contre 31% en 2020 et 29% en 2019).
Quâest-ce qui, selon vous, pourrait davantage faire bouger les lignes afin de rĂ©duire ou remplacer le recours Ă lâanimal en lien avec les essais cliniques ?
P.D. : Je pense que lâindustrie peut encore faire dâimportants efforts sur le partage dâinformations. Bien que nos molĂ©cules soient diffĂ©rentes, nous travaillons souvent sur les mĂȘmes cibles et rĂ©alisons donc tous des Ă©tudes qui dĂ©montreront quelque chose quâun concurrent a peut-ĂȘtre dĂ©jĂ vu auparavant. Mon avis personnel est que nous ne devrions pas utiliser la sĂ©curitĂ© dâun mĂ©dicament comme un avantage compĂ©titif.
Dans le cadre des projets IMI-IHI, nous avons justement dĂ©montrĂ© qu’on gagnait plus Ă partager des donnĂ©es quâĂ les garder pour soi. LâEurope sâengage justement dans cette direction avec une volontĂ© de publier les rĂ©sultats de façon ouverte. Elle vient dâailleurs de mettre en place un systĂšme unique et centralisĂ© pour les essais cliniques. LiĂ© Ă cela, figure une clause de transparence stipulant quâelle va mettre Ă disposition lâensemble des documents en lien avec un essai clinique tout en protĂ©geant les donnĂ©es personnelles. Actuellement, des dĂ©rogations et/ou clauses de confidentialitĂ© sont accordĂ©es aux industriels qui mĂšnent les essais, mais je mâattends Ă ce que les autoritĂ©s de santĂ© demandent davantage de justifications, car ces informations finiront par ĂȘtre publiques une fois le produit sur le marchĂ©. Cette approche plus ouverte pourrait ĂȘtre bĂ©nĂ©fique au dĂ©veloppement de thĂ©rapies et Ă la rĂ©duction des tests sur animaux qui leur sont associĂ©s.
Philippe Detilleux est un employĂ© de Sanofi et, Ă ce titre, peut ĂȘtre dĂ©tenteur dâactions dans la compagnie.
Propos recueillis par AnaĂŻs Culot pour le Gircor