🎙️ L’opiorphine pour remplacer la morphine : nos questions au Dr C.Rougeot

Une nouvelle étude menée par des chercheurs français a permis de valider chez le rat une nouvelle molécule, l’opiorphine, et sa forme stabilisée qui présentent des propriétés antidouleur proches de celles de la morphine, sans les effets secondaires. Co-auteure de l’étude, le Dr Catherine Rougeot nous en dit plus sur cette avancée.

Parue dans l’édition de novembre du journal spĂ©cialisĂ© Anesthesiology, une nouvelle Ă©tude menĂ©e par des chercheurs français (Institut Gustave Roussy, Institut Pasteur, Inserm, Paris-Sud, APHP) a permis de confirmer l’efficacitĂ© et l’innocuitĂ© d’une molĂ©cule antidouleur naturelle, l’opiorphine, et de sa forme stabilisĂ©e. Ces deux substances ont l’avantage de prĂ©senter des effets antalgiques comme la morphine, mais sans ses effets secondaires. Chercheuse Ă  l’Institut Pasteur, co-auteure de cette Ă©tude et dĂ©couvreuse de l’opiorphine, le Dr Catherine Rougeot a rĂ©pondu Ă  nos questions.

Quels sont les inconvénients majeurs de la morphine ?

C.R. : â€śBien que la morphine soit une molĂ©cule antidouleur extrĂŞmement puissante, voire la plus puissante Ă  l’heure actuelle, elle prĂ©sente des effets secondaires majeurs. Du fait de son mĂ©canisme d’action, elle va agir sur de nombreux tissus et organes, en induisant par exemple une constipation sĂ©vère après une seule administration. Simplement parce qu’elle va agir sur la muqueuse intestinale : elle empĂŞche le pĂ©ristaltisme, Ă  savoir l’ensemble des contractions musculaires intestinales. Par ailleurs, elle induit une tolĂ©rance, c’est-Ă -dire qu’il faut progressivement augmenter les doses pour avoir les mĂŞmes effets. Il y aussi une dĂ©pendance après une administration rĂ©pĂ©tĂ©e. Et en plus, la morphine peut engendrer une dĂ©tresse respiratoire potentiellement mortelle.”

Pourquoi avoir cherché une autre molécule ?

C.R. : “Moi je n’ai pas recherchĂ© un antidouleur. J’ai fait de la recherche fondamentale et je suis tombĂ©e sur une molĂ©cule qui avait cette propriĂ©tĂ© antalgique. En gĂ©nĂ©ral ce sont les industries pharmaceutiques qui s’occupent de rechercher de nouvelles molĂ©cules… Ils prennent la morphine, la modifient, la transforment pour la rendre plus efficace et avec moins d’effets secondaires etc. D’oĂą la naissance de plein de nouveaux produits, mais qui ont en fin de compte le mĂŞme mĂ©canisme d’action que la morphine. C’est un peu diffĂ©rent !”

Qu’est-ce que l’opiorphine, d’où vient-elle et comment a-t-elle été découverte ?

C.R. : â€śJ’ai dĂ©couvert cette nouvelle molĂ©cule en 2006, c’est en tout cas Ă  cette date qu’est sortie la publication concernant cette nouvelle molĂ©cule (dans la revue PNAS, ndlr). En premier lieu j’ai dĂ©couvert l’homologue fonctionnel de l’opiorphine humaine chez le rat, par une approche de gĂ©nomique. C’est-Ă -dire que l’on a dĂ©couvert un nouveau gène, dont on ignorait tout en termes de produit issu de ce gène et de sa fonction. Tout mon travail a Ă©tĂ© d’identifier les produits issus de ce gène et d’identifier la fonction de ces produits. Ca m’a pris quelques annĂ©es. J’ai dĂ©couvert que le rat avait un antidouleur endogène (Ă©manant de l’organisme, ndlr), la sialorphine, qui est aussi puissante que la morphine. C’est le produit issu du gène dĂ©couvert.

Ensuite, ma deuxième approche a Ă©tĂ© de me dire : “pourquoi une telle molĂ©cule n’existerait pas chez l’Homme ?” J’ai fait une recherche par une approche de biochimie plus classique, en utilisant des cellules humaines. J’ai cherchĂ© Ă  isoler un produit chez l’Homme qui avait les mĂŞmes propriĂ©tĂ©s que la sialorphine du rat. Mais ça n’est pas Ă©vident parce que l’on part de nulle part. C’est le propre de la recherche fondamentale. C’est extrĂŞmement long et difficile. C’est de cette façon que je suis arrivĂ©e Ă  l’opiorphine, une molĂ©cule antidouleur que l’Homme possède en petite quantitĂ© dans son organisme. Je l’ai isolĂ©e Ă  partir de salive humaine, parce que c’était pratique et qu’il y en avait dans la salive de rat, mais nous en avons dans tout l’organisme. Elle est sĂ©crĂ©tĂ©e dans de nombreux tissus mais Ă  des taux trop faibles Ă  l’échelle naturelle. D’oĂą l’intĂ©rĂŞt de la fabriquer et de l’injecter Ă  des doses plus Ă©levĂ©es de façon Ă  ce qu’elle devienne rĂ©ellement un antidouleur.”

 Quels sont les avantages de l’opiorphine ? A-t-elle un mĂ©canisme d’action diffĂ©rent de celui de la morphine ?

C.R. : “L’opiorphine, aux doses efficaces voire mĂŞme aux doses 5 fois plus concentrĂ©es, n’entraĂ®ne pas de dĂ©tresse respiratoire. L’opiorphine est un antidouleur avec un mĂ©canisme d’action complètement diffĂ©rent de celui de la morphine. La morphine va agir sur tout l’organisme, y compris sur les voies non concernĂ©es par la douleur. L’opiorphine a un mĂ©canisme d’action limitĂ© aux voies stimulĂ©es lors d’un stress, par exemple un stress douloureux. L’opiorphine ne va agir que sur les voies concernĂ©es par la rĂ©gulation de la transmission douloureuse. C’est un système de rĂ©gulation de la transmission de la douleur, des messagers douloureux. Disons que son mĂ©canisme d’action la rend plus spĂ©cifique en termes de cibles.

Le problème, c’est que la morphine agit sur tous les rĂ©cepteurs opioĂŻdes, et que nous en avons dans tout notre corps. L’opiorphine a un effet indirect : elle agit en protĂ©geant les molĂ©cules antidouleur naturelles qui sont aussi efficaces que la morphine. Elle protège nos antidouleurs naturels de la destruction et augmente ainsi leur efficacitĂ©.”

L’étude évoque une forme stabilisée de celle-ci appelée STR-324. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C.R. : “La STR-324 est une molĂ©cule naturelle, Ă©galement identifiĂ©e en 2006. Il s’agit d’un dĂ©rivĂ© naturel de l’opiorphine. Dans l’organisme, l’opiorphine est capable de se transformer naturellement en cette seconde molĂ©cule. Elle a Ă©tĂ© nommĂ©e ainsi par l’industriel qui va poursuivre les travaux. La stabilitĂ© chimique d’une molĂ©cule est très importante pour les industries pharmaceutiques, pour faire un mĂ©dicament. L’opiorphine elle-mĂŞme n’a pas de stabilitĂ© chimique, en revanche sa forme STR-324 a une très grande stabilitĂ© chimique. C’est donc cette forme-ci qui va ĂŞtre privilĂ©giĂ©e par l’industriel pour conduire la suite des essais cliniques.”

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L’étude a été menée sur le rat. Pourquoi avoir utilisé ce modèle animal ?

C.R. : â€śIl faut prĂ©ciser que nous avons tout d’abord utilisĂ© des modèles cellulaires humains pour tester la toxicitĂ©, l’efficacitĂ© et l’activitĂ© de la molĂ©cule. Il est Ă©vident que si la molĂ©cule est toxique sur les modèles cellulaires humains, on ne va pas plus loin. Dans la mesure oĂą il n’y a pas de toxicitĂ©, on continue sur un modèle animal. C’est la procĂ©dure obligatoire pour pouvoir commercialiser une nouvelle molĂ©cule.

Le rat est un mammifère facile Ă  Ă©lever en laboratoire. C’est un animal extrĂŞmement bien connu du point de vue comportemental, et les modèles standards d’étude des propriĂ©tĂ©s antidouleur sont très connus chez le rat. Des cellules c’est bien, mais ça n’est pas un organisme entier, donc ça ne prĂ©sume pas l’ensemble des effets secondaires que l’on pourrait avoir. On est obligĂ© de tester sur les animaux pour mesurer la toxicitĂ©. Mais je tiens Ă  prĂ©ciser qu’il est très important que les animaux soient dans de bonnes conditions, sinon les rĂ©sultats sont faux, biaisĂ©s. ”

 Comment crĂ©er la douleur, la mesurer et constater l’effet antidouleur sur ce modèle ? Comment mesurer l’absence d’effets indĂ©sirables ?

C.R. : â€śIl y a trois grands types de douleurs : la douleur thermique, la douleur mĂ©canique et la douleur chronique. Par exemple, pour la douleur thermique, on utilise un petit rayon laser, transmis par un appareil automatisĂ©, qui va toucher l’animal au niveau de sa queue, et on mesure ensuite son rĂ©flexe. Pour la douleur mĂ©canique, ce sont des filaments qui sont appuyĂ©s au niveau de la patte de l’animal, et on mesure ensuite le rĂ©flexe de retrait de la patte. Ce dĂ©lai de retrait nous donne une indication sur la douleur et l’effet d’un antidouleur. Plus le temps de rĂ©flexe est long, plus l’on a Ă  faire Ă  un antidouleur. Il s’agit lĂ  de modèles extrĂŞmement standardisĂ©s.

Pour les effets indésirables, on mesure le nombre de fèces (ou crottes). On s’aperçoit que l’on a par exemple 85% d’émission de fèces en moins lorsque l’on administre la morphine par rapport à l’opiorphine. Idem pour l’intolérance : on va administrer l’opiorphine pendant 8 jours tous les jours, comme on le ferait pour une personne ayant une douleur chronique. On mesure l’efficacité du produit au bout de 8 jours, et l’on s’aperçoit que la morphine n’a plus d’efficacité à la dose de départ, alors que l’opiorphine a la même efficacité.”

Pour quels types de douleurs espérez-vous voir ce candidat-médicament fonctionner ?

C.R. : â€śA l’heure actuelle, on est en train d’établir chez l’animal le profil d’application de l’opiorphine, Ă  savoir d’identifier le type de douleur dans lequel l’opiorphine pourrait avoir sa place dans la prise en charge de cette douleur. La douleur post-opĂ©ratoire est la 1ère douleur pour laquelle on a prouvĂ© l’efficacitĂ© de l’opiorphine. C’est un Ă©vènement important car ne serait-ce qu’une cĂ©sarienne, qui est quand mĂŞme une opĂ©ration frĂ©quente, peut engendrer une douleur de type chronique, notamment au niveau de la cicatrice. On va dĂ©sormais tester la molĂ©cule dans d’autres types de douleur, notamment dans le cadre de la douleur neuropathique (d’origine nerveuse, ndlr). C’est une douleur pour laquelle la morphine n’a plus d’efficacitĂ© avec le temps.”

Quelles sont les prochaines Ă©tapes avant une possible commercialisation ? 

C.R. : â€śOn est actuellement en fin de phase prĂ©clinique. C’est dĂ©sormais l’industriel qui finance tout et qui va organiser les phases cliniques, sur l’Homme. Les premiers essais sur l’Homme devraient commencer Ă  la fin 2017.

Il y a quatre phases cliniques. La phase I consiste en une analyse de toxicité chez l’Homme, sur l’individu sain. La phase II est un test d’efficacité mené sur des volontaires sains, avec des modèles de douleurs chez l’Homme, par une pression mécanique par exemple ou par un petit élément chaud ou froid. Là aussi il s’agit de modèles très standardisés. La Phase III s’effectue sur des cas pathologiques, c’est-à-dire sur des patients atteints de douleurs.”

NB : C’est Ă  la fin de la phase III qu’une demande d’autorisation de mise sur le marchĂ© du mĂ©dicament peut ĂŞtre demandĂ©e. La phase IV est la phase post-commercialisation qui consiste Ă  surveiller l’efficacitĂ© et la tolĂ©rance du nouveau mĂ©dicament.

Propos recueillis par Hélène Bour

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