🎙️ Tumoroïdes : un modèle prometteur dans la lutte contre le cancer

Les tumoroĂŻdes constituent un outil prĂ©cieux en recherche oncologique, offrant un modèle expĂ©rimental pertinent pour l’Ă©tude des mĂ©canismes du cancer, la recherche et le dĂ©veloppement de nouvelles thĂ©rapies. Ă€ Caen, la plateforme universitaire ORGAPRED est dĂ©diĂ©e Ă  la production d’organoĂŻdes tumoraux pour la recherche et la mĂ©decine de prĂ©cision. Nous avons rencontrĂ© ses deux responsables, les chercheurs Laurent Poulain et Louis-Bastien Weiswald. Ils nous expliquent les applications des tumoroĂŻdes dans la recherche et leur potentielle utilisation Ă  des fins de mĂ©decine personnalisĂ©e dans les annĂ©es Ă  venir.

Laurent Poulain et Louis-Bastien Weiswald

Pouvez-vous nous présenter votre thématique de recherche et la façon dont vous utilisez des tumoroïdes ?

Laurent Poulain : Nous sommes un groupe spécialisé dans l’étude des cancers de l’ovaire depuis plus de 30 ans au sein de l’unité de recherche Anticipe de l’Inserm. L’objectif de nos travaux est d’améliorer la prise en charge globale de ces maladies. Nos recherches portent à la fois sur l’amélioration de la prédiction des réponses aux traitements anticancéreux et sur le développement de thérapies innovantes. Dans nos différents programmes, nous avons recours à des modèles expérimentaux, dont font partie les organoïdes dérivés de tumeurs que l’on appelle également des tumoroïdes. Ces modèles sont générés par la culture tridimensionnelle de cellules tumorales de patients.

Louis-Bastien Weiswald : Nous les exploitons depuis plusieurs annĂ©es dans des protocoles visant Ă  confirmer la similaritĂ© de rĂ©ponse des traitements entre les tumoroĂŻdes et les tumeurs d’un patient. Ces recherches, menĂ©es sur les cancers des ovaires (protocole clinique OVAREX), ont attirĂ© l’attention de cliniciens qui souhaitaient transposer nos mĂ©thodes Ă  des cancers du sein ou des voies aĂ©rodigestives par exemple. Afin de rĂ©pondre Ă  ces demandes, nous avons donc dĂ©cidĂ© de crĂ©er une plateforme dĂ©diĂ©e Ă  la culture des tumeurs de patients en tumoroĂŻdes et Ă  leur analyse Ă  haut dĂ©bit pour contribuer Ă  accĂ©lĂ©rer la recherche en oncologie en France, la plateforme ORGAPRED.

La plateforme ORGAPRED
accélère la recherche en oncologie




Aller sur le site de la plateforme ORGAPRED

Depuis 2020, la plateforme ORGAPRED est dédiée à la production d’organoïdes tumoraux pour la recherche et la médecine de précision. Rattachée à l’Université de Caen Normandie, elle est la première plateforme en France à faire de la culture et de l’analyse à haut débit.

En 2022, elle obtient le label IBISA qui garantit la qualitĂ© de ses activitĂ©s et sa capacitĂ© d’ouverture Ă  la communautĂ© scientifique. Chaque annĂ©e, elle hĂ©berge une trentaine de projets acadĂ©miques (nationaux et internationaux) sur diffĂ©rents types de cancers (ovaire, sein, cĂ´lon, pancrĂ©as, etc.). Elle sert aussi de support Ă  des partenariats avec l’industrie et a intĂ©grĂ© l’infrastructure de recherche ChemBioFrance en 2023. ORGAPRED est complĂ©mentaire Ă  la plateforme OrgaRES de Lille qui est spĂ©cialisĂ©e dans les organoĂŻdes issus de tumeurs cancĂ©reuses de l’appareil digestif. Enfin, ces deux plateformes font partie du RĂ©seau National de Plateformes de Productions et de Biobanques d’OrganoĂŻdes (RIBBON) et du GDR « organoĂŻdes » qui favorisent la diffusion des connaissances sur cette thĂ©matique dans la communautĂ© scientifique.

Comment sont conçus les tumoroïdes ?

L-B. W. : Les tumoroĂŻdes sont gĂ©nĂ©rĂ©s Ă  partir de cellules cancĂ©reuses de patients. Celles-ci sont prĂ©levĂ©es sur des pièces opĂ©ratoires, lors de biopsies ou dans des fluides biologiques (ascite, liquide pleural, etc.). Les cellules cancĂ©reuses sont ensuite isolĂ©es et mises en culture dans une matrice extracellulaire (une sorte de gel protĂ©ique) en prĂ©sence d’un milieu de culture dont la composition dĂ©pend du type de cancer Ă©tudiĂ©. Les tumoroĂŻdes se forment entre 2 et 3 semaines et mesurent entre 100 et 300 µm (taille d’un grain de semoule moyen). On peut travailler directement sur les modèles ainsi formĂ©s, les dissocier et les repiquer, c’est-Ă -dire en prĂ©lever une partie pour la remettre en culture dans du milieu neuf et Ă©tablir une « lignĂ©e de tumoroĂŻdes », qui peut ĂŞtre maintenue Ă  long terme. On peut enfin les cryo-prĂ©server viables (Ă  -150 °C) afin de les remettre plus tard en culture.

Quelle est la différence entre un tumoroïde et une tumeur ?

L. P. : De la mĂŞme façon qu’un organoĂŻde n’est pas un organe, un tumoroĂŻde n’est pas une tumeur. LĂ  oĂą un organoĂŻde mime la fonction d’un organe donnĂ©, un tumoroĂŻde mime la rĂ©ponse Ă  un traitement de la tumeur dont il est dĂ©rivĂ©. Il ne reproduit cependant pas toute la complexitĂ© de cette dernière. En effet, les tumeurs sont des systèmes biologiques vascularisĂ©s qui sont Ă©galement composĂ©s de lymphocytes ou encore de fibroblastes – une population de cellules saines très abondantes dans les tumeurs – et on ne retrouve pas ces aspects dans un tumoroĂŻde qui est composĂ© uniquement de cellules cancĂ©reuses.

Mise en évidence de cellules proliférantes dans des tumoroïdes ovariens. Les noyaux des cellules en prolifération sont marqués en brun par un anticorps dirigé contre le marqueur Ki-67. (©Florence GIFFARD, plateforme VIRTUAL’HIS (US PLATON, Université de Caen Normandie)).

Quelles sont les spécificités des tumoroïdes par rapport à des organoïdes « classiques » ?

L-B. W. : Une importante différence entre les tumoroïdes et les organoïdes (le plus souvent issus de tissus normaux) est la présence d’un biais à la conception. Les tumoroïdes ne représentent que la fraction tumorale dont ils sont issus. Deux prélèvements d’une même tumeur à des endroits différents vont engendrer des tumoroïdes différents du fait de l’hétérogénéité cellulaire des tumeurs.

L. P. : En effet, plus une cellule tumorale est génétiquement instable, plus il y aura une hétérogénéité au fur et à mesure du développement de la tumeur. Sur les tumoroïdes, cela se manifeste par l’obtention de sous-clones qui ne seront peut-être pas représentatifs de la tumeur dans son ensemble. Les réponses des tumoroïdes aux traitements peuvent alors diverger des résultats cliniques du patient. Malgré tout, les expériences montrent en général une bonne corrélation entre les deux, mais il faut être conscient de l’hétérogénéité du matériel utilisé au départ.

Peut-on créer des tumoroïdes de tous types de tumeur ?

L-B. W. : Oui, les laboratoires ont dĂ©rivĂ© des tumoroĂŻdes aussi bien de cancer colorectal, du poumon, du pancrĂ©as que du sein, de l’ovaire et de la prostate. Toutefois, il est important de noter que le taux d’établissement, c’est-Ă -dire la proportion de prĂ©lèvements Ă  partir desquels il est possible d’obtenir des tumoroĂŻdes, varie d’un cancer Ă  l’autre. Les cancers digestifs ont les taux d’établissement les plus Ă©levĂ©s autour de 90 %. Ce taux n’est que de 20 % pour ceux de la prostate et de 50 % pour les cancers ovariens.

L. P : Souvent, il n’est pas possible de mener des analyses susceptibles d’être utilisées en clinique, car les tumoroïdes ne prolifèrent pas en assez grand nombre ou dégénèrent rapidement après leur mise en culture. Pour compenser cela, nos recherches visent à réduire les délais entre le prélèvement et l’analyse à miniaturiser les tests et à les standardiser pour qu’ils puissent être réalisés sur de petites quantités de tumoroïdes de façon fiable.

Robot de culture et de traitements de tumoroïdes conçu à façon en partenariat avec Hamilton pour la plateforme ORGAPRED (US PLATON, Université de Caen Normandie). (©Hermeline Delepouve (Centre François Baclesse)).

En quoi consiste cette standardisation ?

L. P. : En pratique, nous obtenons des tumoroïdes de morphologie et de taille variable. L’objectif est d’aboutir à des méthodes calibrées et standardisées. Grâce à elles, nous travaillerons toujours sur le même nombre de tumoroïdes permettant d’apporter un maximum de réponses sur un minimum de matériel. Cela impose d’identifier des seuils critiques : quel est le nombre minimal requis pour obtenir des résultats reproductibles et homogènes ? Quelle doit être la taille des tumoroïdes pour mimer au mieux la réponse de la tumeur d’origine ? Faut-il des mélanges de tumoroïdes de différentes tailles ? etc.

L-B W. : L’enjeu est donc de déterminer les conditions qui seront les mieux corrélées à la réponse clinique du patient et de le reproduire par la suite. Cette étape est incontournable pour que demain ces modèles puissent bénéficier réellement aux patients et que nous puissions intégrer ces technologies dans des essais cliniques fonctionnels.

Les tumoroïdes permettent d’accélérer considérablement
la recherche et le développement de médicaments.

Comment les tumoroïdes sont-ils utilisés par la recherche actuellement ?

L. P. : Ces modèles permettent d’accĂ©lĂ©rer considĂ©rablement la recherche et le dĂ©veloppement de mĂ©dicaments. Ils servent notamment Ă  l’étude des mĂ©canismes de rĂ©sistance aux traitements mis en place par les cellules tumorales. Ces mĂ©canismes sont complexes et impliquent des changements dans les cellules cancĂ©reuses, comme des modifications gĂ©nĂ©tiques ou mĂ©taboliques. Ces changements sont difficiles Ă  observer chez les patients, car cela nĂ©cessiterait plusieurs prĂ©lèvements au cours de la prise en charge, ce qui n’est pas toujours possible. Au contraire, on peut par exemple Ă©tudier l’évolution au cours du temps de tumoroĂŻdes traitĂ©s par chimiothĂ©rapie en vue de leur faire acquĂ©rir une chimiorĂ©sistance ; ou comparer des tumoroĂŻdes sensibles ou rĂ©sistants afin d’identifier de nouvelles cibles pour les traitements.

L-B W. : Par ailleurs, avec la plateforme ORGAPRED, nous avons une collection étendue de tumoroïdes qui permet de mener des essais précliniques ex vivo. Autrement dit, on peut tester des molécules chimiques sur un large panel de tumoroïdes de différents cancers et observer les réponses au niveau cellulaire dans les tumoroïdes. Ces modèles peuvent alors aider à trouver de nouveaux traitements pour des types ou des sous-types de cancers spécifiques, à développer de nouvelles molécules médicamenteuses, et même à découvrir de nouvelles utilisations pour des médicaments existants.

Tumoroïde ovarien observé en microscopie électronique à balayage révélant une architecture tridimensionnelle et compacte (©Didier Goux, plateforme CMABio3 (US EMERODE, Université de Caen Normandie)).
Mise en évidence de la réparation de l’ADN dans un tumoroïde de cancer du sein après irradiation. Les noyaux sont marqués en bleu (DAPI), les cellules en division en vert (cycline A2), et les foyers de réparation de l’ADN en rouge (RAD51) (©Lucie Thorel (Inserm U1086 ANTICIPE) et plateforme VIRTUAL’HIS (US PLATON, Université de Caen Normandie)).

À terme, un des enjeux est de rapprocher ces modèles des patients dans une démarche d’oncologie de précision. Que vont-ils permettent de faire dans ce contexte ?

L. P. : Ce qui nous intéresse en définitive, c’est la prédiction de la réponse au traitement à des fins de médecine personnalisée. Les tumoroïdes peuvent être exposés à tout type de traitement : chimiothérapie, radiothérapie, thérapies ciblées, etc. L’idée serait donc d’utiliser les tumoroïdes à des fins prédictives pour évaluer la réponse d’un patient donné à ces différents traitements en amont de leur usage clinique. Ces tests ex vivo aideraient le clinicien à choisir la stratégie thérapeutique la plus adaptée à son patient. Cependant, le caractère prédictif des tumoroïdes pourrait dépendre des agents anticancéreux utilisés, de leurs dosages, des combinaisons thérapeutiques utilisées. Il reste donc de nombreuses questions à creuser avant de pouvoir les transférer au chevet des patients.

L-B. W. : Des essais cliniques sont en cours afin de déterminer si les tumoroïdes peuvent prédire la réponse aux traitements des patients. En plus d’OVAREX sur les cancers des ovaires, que nous avons déjà mentionné, notre équipe travaille aussi sur les réponses des tumoroïdes des cancers des voies aérodigestives supérieures (protocole ORGAVADS), des cancers du sein triple-négatifs (protocole TRIPLEX) ou encore des cancers de la jonction œsogastrique (protocole GASPAR).

Station d’imagerie CellDiscoverer 7 de la plateforme ORGAPRED. Ce microscope automatisé permet de réaliser de l’imagerie à haut débit pour le criblage de molécules sur les tumoroïdes tout en offrant dans le même temps la possibilité de réaliser de l’imagerie confocale en 3D à très haute définition. (©Laurent Poulain (Inserm U1086 ANTICIPE et plateforme ORGAPRED, US PLATON, Université de Caen Normandie)).

Quels sont les autres modèles couramment utilisés en cancérologie ?

L-B W : Les principaux modèles utilisĂ©s sont les lignĂ©es cellulaires in vitro qui sont assez Ă©loignĂ©es de la situation rĂ©elle des tumeurs humaines. Un autre modèle s’appuie sur les xĂ©nogreffes dĂ©rivĂ©es de patients (ou PDX pour Patient-Derived Xenograft). Il consiste Ă  implanter sous la peau de coussinet de souris immunodĂ©primĂ©es des fragments de tumeurs de patients rĂ©cupĂ©rĂ©es au bloc opĂ©ratoire. Ce sont les modèles de rĂ©fĂ©rence de l’industrie pharmaceutique, car ils conservent les caractĂ©ristiques molĂ©culaires de la tumeur d’origine. NĂ©anmoins, en plus des problèmes Ă©thiques liĂ©s au recours aux animaux, ce modèle ne permet pas d’étudier tous les aspects du microenvironnement d’une tumeur, c’est-Ă -dire les cellules saines qui l’entourent et notamment la composante immunitaire, ce qui limite sa reprĂ©sentativitĂ©.

Dans un avenir proche, les tumoroïdes offriront aussi la possibilité d’étudier
les interactions entre la tumeur et son microenvironnement qui jouent un rĂ´le
dans la résistance et le développement des cancers.

Quels sont les avantages des tumoroïdes comparés à ces modèles ?

L-B. W. : Les tumoroïdes offrent, comme les PDX, l’avantage de travailler sur la structuration tridimensionnelle des tumeurs qui est plus représentative de la réalité. Par contre, la temporalité est accélérée. On obtient des modèles tumoroïdes exploitables en quelques semaines contre plusieurs mois pour les PDX. Dans un avenir proche, les tumoroïdes offriront aussi la possibilité d’étudier les interactions entre la tumeur et son microenvironnement qui jouent un rôle dans la résistance et le développement des cancers.

L. P. : Pour le moment, aucun modèle ne permet d’étudier ces interactions de façon complètement satisfaisante. De nombreux travaux sont en cours pour enrichir et complexifier les tumoroïdes grâce à la microfluidique (technologies d’organe et organoïdes sur puce). Cela permettra notamment d’étudier la réponse des tumoroïdes à d’autres traitements comme les immunothérapies qui sont en pleine émergence. C’est vraiment l’avenir des modèles tumoroïdes qui se joue.

Propos recueillis par AnaĂŻs Culot pour le Gircor

Quelques chiffres

  • Les tumoroĂŻdes se forment entre 2 Ă  3 semaines et mesurent entre 100 et 300 µm.
  • Il faut compter entre 4 et 8 semaines entre le moment du prĂ©lèvement de cellules tumorales chez le patient et l’exploitation de rĂ©sultats sur les tumoroĂŻdes dĂ©rivĂ©s.
  • Il existe plusieurs plateformes de production et d’analyse d’organoĂŻdes dĂ©rivĂ©s de tumeurs en France, telles que les plateformes : ORGAPRED (Caen), OrgaRES et Organomics (Lille), 3D-Onco (Lyon), 3D-Hub O et 3D-Hub S (Marseille et Nice).

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